lundi 27 juillet 2009

Bike For Three! - More Heart Than Brains / Anticon











Nombre de rappeurs ont su faire de leur flow une arme destructrice, aiguisé comme une lame, pointu comme un couteau, brûlant comme une flamme ou puissant comme un fusil d'assaut... mais peu d'entre eux ont une VOIX. Buck 65 est de ceux-ci.

Et en plus, il a un cerveau. Et du coeur surtout. Cow-boy solitaire, toujours avec une foulée d'avance, empruntant le plus souvent les chemins de traverse, chevauchant entre rock, hip hop, électro, folk et blues, le canadien n'a cessé au fil des ans de rebondir d'un projet à l'autre, cultivant méticuleusement son éclectisme, ne sacrifiant jamais la qualité au simple plaisir de la fantaisie, livrant des albums toujours aboutis: de Square avec son trip-hop fascinant et travaillé, à Talkin' Honky Blues et son hiphop-folk dévastateur, Buck 65 appose son timbre rauque et ses choix artistiques audacieux avec une constance et une précision d'horloger, nous cassant la gueule à chaque coup.

Ce sont les compositions électronica glacées, rêveuses et contemplatives de Greetings From Tuskan qui vont cette fois-ci accompagner les cavalcades de Richard Terfry. Dès la première piste, le phrasé rugueux du rappeur martèle les longues nappes synthétiques qui se répandent dans nos oreilles. L'univers céleste et songeur de Joelle Phuong Minh Lê colle parfaitement au phrasé tendu de Buck 65, dessinant une atmosphère d'une beauté inquiétante, souvent teintée d'amertume et de frustration... l'électro ciselée, vaporeuse et à priori inoffensive se ponctue de fêlures glitchesques, lestée par les beats, lorsqu'elle n'éclate pas carrément en des passages échevelés, au coeur de ce « More Heart Than Brains » abordant le thème des doutes et des ruptures de l'existence humaine. L'album est remarquablement homogène, les instrus sont tous géniaux, une cohorte de tubes électroniques en puissance. Buck 65 est irréprochable, collant parfaitement aux petits mondes digitaux de GFT. Mais à vrai dire, c'est presque anecdotique tant il nous avait habitué à la perfection, à la justesse de son flow tout simplement unique. A vrai dire, c'est le superbe écrin offert à la voix de ce rappeur exceptionnel qui suscite le plus d'admiration. La cohérence de l'album et la symbiose entre les deux partenaires est complétement bluffante, on a du mal à croire que l'album a été composé intégralement via le Web, les deux protagonistes ne s'étant jamais rencontrés au long du processus de réalisation.

Une riche idée qui vient s'ajouter à la carrière d'un Buck 65 qui a vraiment tout compris et s'impose un peu plus comme un monument du hip hop moderne. Un album capable de donner toutes ses lettre de noblesse au talent protéiforme de la jeune déesse Greetings From Tuskan. Une grosse claque pour les amateurs d'électronique et de rap riche et sincère. L'envie irrépressible de prendre sa caisse et de foncer dans la nuit, autoradio à fond. Et l'espoir d'un second opus de Bike For Three!

Ca, c'est la vie.


Myspace de Bike For Three!

vendredi 29 mai 2009

Prefuse 73 - Everything she touched turned ampexian / Warp
















Renaissance pour Guillermo Scott Herren, alors qu'on le croyait à jamais aspiré par le vortex de sa propre inspiration, qui, à force de boucles brisées et de beats circulaires clonés à l'infini, a fini fatalement par tourner en rond. Après un « Surrounded by silence » fadasse, ce génie autiste a effectué sa mue. Et pour l'envol du papillon, Prefuse 73 a composé la bande-son parfaite.
A l'image de l'artwork de l'album, c'est un univers merveilleux et bucolique qu'il a choisi d'explorer. Il est ce cosmonaute ébahi qui erre dans un environnement singulier, envahi par ce qui semble être une sorte de végétation extra-terrestre, ou peut-être est-ce le jardin d'Éden qu'il découvre, après avoir percuté un astéroïde à 100 000 km/h...
Car les premières secondes de « Everything she touched turned ampexian » nous entraînent dans une chute désordonnée, parsemée de déchirures sonores, de voix confuses, qui débouche sur une lumière claire, une voix et un piano angéliques. Rassurants. Mais les breaks ne tardent pas à venir se briser contre ce bel ensemble harmonieux, pour laisser à nouveau la place à des compositions rêveuses et apaisantes. Mais les bizarreries, même si elles ne se manifestent qu'en arrière-plan, souvent quasiment imperceptibles, attendent toujours leur heure, planquées dans les buissons verdoyants. Les déambulations de notre cosmonaute paraissent se dérouler au ralenti, comme vues à travers un écran de contrôle, d'où parfois surgissent des saturations, des parasites, des modifications de tons et de couleurs, comme si un malfaisant hacker piratait cette réalité paradisiaque mutante. On s'émerveille, mais la gêne augmente au fur et à mesure que la nature se fige, se fixe, s'assombrit parfois, s'ouvrant sur les abysses. Les beats se font lourds, agressifs, une faune invisible lance ses rugissements déstructurés, tout est sursaturé d'ondes, naturelles ou artificielles... on en vient à douter de l'apparente harmonie des lieux, qui ressemblent de plus en plus au piège d'une plante vénéneuse qui nous attire par son parfum envoûtant. On est comme drogué à force d'écoutes répétées, on plane parmi les nappes et les voix ensorceleuses du monde de Prefuse 73, entre réalité et illusion virtuelle; puis on est bousculé à coups de lacérations sonores...
Cette oeuvre schizophrène, éparpillée en 29 pistes n'excédant parfois pas les quelques secondes, se savoure d'autant mieux que c'est lorsque l'image se brouille que l'on peut profiter de toute la complexité et la virtuosité de ce « Everything she touched turned ampexian »... (ce titre intrigant venant du fait de l'enregistrement sur une vieille cassette Ampex, d'où la texture sonore si particulière). Si au premier abord on se laisse agréablement porter par ce nouvel opus, qui prendrait la voie d'une musique moins urbaine, plus douce... puis on comprend vite que Scott Herren n'a pas abandonné les cassures et griffures digitales qu'il affectionne. Il les a juste mêlés avec intelligence à un nouvel univers, dont l'étrangeté et l'imprévisibilité donnent enfin un second souffle à son parcours musical.

Myspace de Prefuse 73

Interview pour Brain Magazine à l'occasion de la sortie de l'album

dimanche 1 mars 2009

Gonzo Highway de Hunter S. Thompson



















Voici sans doute le témoignage le plus éclairant sur ces cinquante dernières années. En effet, qui de mieux placé qu'un authentique imposteur, colérique, tordu, alcoolique et accro aux armes à feu, pour décrire la moitié de siècle la plus dépravée de l'Histoire?
Gonzo Highway est une sélection de la correspondance de Hunter S. Thompson, par son éditeur. Des lettres, il en écrivait des tonnes. A n'importe qui, n'importe quand. A ses amis comme à ses ennemis: artistes, éditeurs, auteurs, rédacteurs en chef, présidents des Etats Unis, chefs de gangs de motards, créanciers, dentistes... avec une plume cannibale et un humour barbelé. Proche de Tom Wolfe, William S. Burroughs, admirateur d'Henry Miller et d'Hemingway, sa vie n'a pour but que de pourchasser l'irrévérence, dépasser ses modèles, choquer et surtout faire bouger les choses: une profession, le journalisme, et un pays, les USA.
Hunter S. Thompson est plus connu de par l'adaptation cinématographique d'un de ses premiers succès littéraires, road trip halluciné de deux camés déjantés au coeur du plus vaste et du plus vicieux parc d'attractions américain: Fear and Loathing in Las Vegas (Las Vegas Parano). Et de devenir instantanément et indirectement une référence pour toute une génération de petits junkies amateurs. Le film est bon, l'adaptation réussie bien que victime des excès habituels de Terry Gilliam: frénésie filmique et couleurs psychopathes.
Pour beaucoup, désormais, le vieux Hunter EST Raoul Duke.
Grossière erreur.
Car le plus grand talent de Thompson, c'est la falsification. Brouilleur de pistes génial, il s'attaque à l'investigation, qu'il ne tarde pas à prendre en levrette dans de petits journaux locaux, puis dans le service d'information des Armées pendant son service militaire; déjà, il y fait des étincelles. S'il captive par son écriture souvent rageuse, c'est sa démarche de raconteur qui sera la donnée la plus caractéristique de sa « carrière »: le gonzo-journalisme était né. Fruit d'une expérience vécue, les gonzo-récits laissent une large place à l'interprétation personnelle (souvent sous influence) de son auteur. Partant du principe que toute fiction est bien meilleure que n'importe quel journalisme, Thompson est un romancier avant tout. Loin d'être de simples originalités, son récit, sa pensée, portent un message et une vision à la fois déjantée et terriblement lucide du monde qui l'entoure, avec un style si unique et savoureux qu'on s'y complait rapidement. De toute façon, mieux vaut l'apprécier, sous peine de recevoir de copieuses lettres d'insultes: car le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne ménage pas le milieu de la presse, sur lequel il comptait souvent pour payer ses factures. Un exemple que je devrais peut-être suivre... une bonne lettre ordurière après un courrier de refus standard, y'a que ça de vrai. Démonstration: « J’ai bien l’intention, le jour ou je vous croiserai, de vous refaire le portrait et d’éparpiller vos ratiches sur la Ve Avenue. » ou encore: « Je déboule à New York en bécane et je vais exploser vos sales tripes à la fusée éclairante. ». Et quand il est embauché, il se fait souvent virer pour « excentricité »... étrange...
Lorsqu'il sort de son r anch ultra-sécurisé, pas toujours défoncé et/ou armé, il peut aborder des sujets aussi divers que le sport (le combat d'Ali à Kinshasa, qu'il « couvre » d'une manière assez inédite), la vie sur la côte Ouest (la communauté de Big Sur, les déchets de la baie de San Franscisco). Il va aussi traduire en actes un engagement politique certain: ainsi il se présente en tant que shérif du comté de Pitkin, Colorado. Il dénonce la corruption et le mensonge qui gangrènent l'Amérique de ce début des années 70, rongeant à belles dents le Rêve Américain, dont il est clame souvent qu'il est un témoin de la dégénérescence. Choqué par l'assassinat de Kennedy, il se présentera carrément aux élections présidentielles. Sa correspondance épistolaire du moment illustre clairement son dégoût de la classe politique, sur laquelle il s'acharne avec jubilation. C'est qu'il n'a pas pour habitude d'y aller par quatre chemins, le Hunter! Il fera des pieds et des mains pour couvrir la campagne présidentielle de 72, de laquelle il tirera « Fear and Loathing: On the Campaign Trail'72 », en français « La Grande Chasse aux Requins ». S'ensuivra une surprenante amitié avec le candidat Jimmy Carter. Présents également dans le recueil, des récits moins rocambolesques que ses tribulations gonzo en Amérique du Sud (« Rum Diary » sur sa décadente carrière à Porto Rico, notamment) ou au Vietnam, mais très engagés, et tout aussi révélateurs de la personnalité du bonhomme, qui n'était pas qu'un original. Le récit de sa présence à Chicago au coeur d'une manif me file encore des frissons tant il retranscrit bien la fièvre et l'adrénaline du moment!
Cette plongée dans les coulisses de ses romans et de ses articles, de ses amitiés et de ses inimités, ont suscité personnellement une grande affection/admiration pour Thompson, la voix embrumée et agressive de la CSP++ des excités, barjos et autres freaks. Un homme libre comme on en voit rarement, qui finira sa vie comme il l'a vécu: il se tirera une balle dans la tête le 20 février 2005, dans son ranch d'Aspen.