lundi 27 juillet 2009

Bike For Three! - More Heart Than Brains / Anticon











Nombre de rappeurs ont su faire de leur flow une arme destructrice, aiguisé comme une lame, pointu comme un couteau, brûlant comme une flamme ou puissant comme un fusil d'assaut... mais peu d'entre eux ont une VOIX. Buck 65 est de ceux-ci.

Et en plus, il a un cerveau. Et du coeur surtout. Cow-boy solitaire, toujours avec une foulée d'avance, empruntant le plus souvent les chemins de traverse, chevauchant entre rock, hip hop, électro, folk et blues, le canadien n'a cessé au fil des ans de rebondir d'un projet à l'autre, cultivant méticuleusement son éclectisme, ne sacrifiant jamais la qualité au simple plaisir de la fantaisie, livrant des albums toujours aboutis: de Square avec son trip-hop fascinant et travaillé, à Talkin' Honky Blues et son hiphop-folk dévastateur, Buck 65 appose son timbre rauque et ses choix artistiques audacieux avec une constance et une précision d'horloger, nous cassant la gueule à chaque coup.

Ce sont les compositions électronica glacées, rêveuses et contemplatives de Greetings From Tuskan qui vont cette fois-ci accompagner les cavalcades de Richard Terfry. Dès la première piste, le phrasé rugueux du rappeur martèle les longues nappes synthétiques qui se répandent dans nos oreilles. L'univers céleste et songeur de Joelle Phuong Minh Lê colle parfaitement au phrasé tendu de Buck 65, dessinant une atmosphère d'une beauté inquiétante, souvent teintée d'amertume et de frustration... l'électro ciselée, vaporeuse et à priori inoffensive se ponctue de fêlures glitchesques, lestée par les beats, lorsqu'elle n'éclate pas carrément en des passages échevelés, au coeur de ce « More Heart Than Brains » abordant le thème des doutes et des ruptures de l'existence humaine. L'album est remarquablement homogène, les instrus sont tous géniaux, une cohorte de tubes électroniques en puissance. Buck 65 est irréprochable, collant parfaitement aux petits mondes digitaux de GFT. Mais à vrai dire, c'est presque anecdotique tant il nous avait habitué à la perfection, à la justesse de son flow tout simplement unique. A vrai dire, c'est le superbe écrin offert à la voix de ce rappeur exceptionnel qui suscite le plus d'admiration. La cohérence de l'album et la symbiose entre les deux partenaires est complétement bluffante, on a du mal à croire que l'album a été composé intégralement via le Web, les deux protagonistes ne s'étant jamais rencontrés au long du processus de réalisation.

Une riche idée qui vient s'ajouter à la carrière d'un Buck 65 qui a vraiment tout compris et s'impose un peu plus comme un monument du hip hop moderne. Un album capable de donner toutes ses lettre de noblesse au talent protéiforme de la jeune déesse Greetings From Tuskan. Une grosse claque pour les amateurs d'électronique et de rap riche et sincère. L'envie irrépressible de prendre sa caisse et de foncer dans la nuit, autoradio à fond. Et l'espoir d'un second opus de Bike For Three!

Ca, c'est la vie.


Myspace de Bike For Three!

vendredi 29 mai 2009

Prefuse 73 - Everything she touched turned ampexian / Warp
















Renaissance pour Guillermo Scott Herren, alors qu'on le croyait à jamais aspiré par le vortex de sa propre inspiration, qui, à force de boucles brisées et de beats circulaires clonés à l'infini, a fini fatalement par tourner en rond. Après un « Surrounded by silence » fadasse, ce génie autiste a effectué sa mue. Et pour l'envol du papillon, Prefuse 73 a composé la bande-son parfaite.
A l'image de l'artwork de l'album, c'est un univers merveilleux et bucolique qu'il a choisi d'explorer. Il est ce cosmonaute ébahi qui erre dans un environnement singulier, envahi par ce qui semble être une sorte de végétation extra-terrestre, ou peut-être est-ce le jardin d'Éden qu'il découvre, après avoir percuté un astéroïde à 100 000 km/h...
Car les premières secondes de « Everything she touched turned ampexian » nous entraînent dans une chute désordonnée, parsemée de déchirures sonores, de voix confuses, qui débouche sur une lumière claire, une voix et un piano angéliques. Rassurants. Mais les breaks ne tardent pas à venir se briser contre ce bel ensemble harmonieux, pour laisser à nouveau la place à des compositions rêveuses et apaisantes. Mais les bizarreries, même si elles ne se manifestent qu'en arrière-plan, souvent quasiment imperceptibles, attendent toujours leur heure, planquées dans les buissons verdoyants. Les déambulations de notre cosmonaute paraissent se dérouler au ralenti, comme vues à travers un écran de contrôle, d'où parfois surgissent des saturations, des parasites, des modifications de tons et de couleurs, comme si un malfaisant hacker piratait cette réalité paradisiaque mutante. On s'émerveille, mais la gêne augmente au fur et à mesure que la nature se fige, se fixe, s'assombrit parfois, s'ouvrant sur les abysses. Les beats se font lourds, agressifs, une faune invisible lance ses rugissements déstructurés, tout est sursaturé d'ondes, naturelles ou artificielles... on en vient à douter de l'apparente harmonie des lieux, qui ressemblent de plus en plus au piège d'une plante vénéneuse qui nous attire par son parfum envoûtant. On est comme drogué à force d'écoutes répétées, on plane parmi les nappes et les voix ensorceleuses du monde de Prefuse 73, entre réalité et illusion virtuelle; puis on est bousculé à coups de lacérations sonores...
Cette oeuvre schizophrène, éparpillée en 29 pistes n'excédant parfois pas les quelques secondes, se savoure d'autant mieux que c'est lorsque l'image se brouille que l'on peut profiter de toute la complexité et la virtuosité de ce « Everything she touched turned ampexian »... (ce titre intrigant venant du fait de l'enregistrement sur une vieille cassette Ampex, d'où la texture sonore si particulière). Si au premier abord on se laisse agréablement porter par ce nouvel opus, qui prendrait la voie d'une musique moins urbaine, plus douce... puis on comprend vite que Scott Herren n'a pas abandonné les cassures et griffures digitales qu'il affectionne. Il les a juste mêlés avec intelligence à un nouvel univers, dont l'étrangeté et l'imprévisibilité donnent enfin un second souffle à son parcours musical.

Myspace de Prefuse 73

Interview pour Brain Magazine à l'occasion de la sortie de l'album

dimanche 1 mars 2009

Gonzo Highway de Hunter S. Thompson



















Voici sans doute le témoignage le plus éclairant sur ces cinquante dernières années. En effet, qui de mieux placé qu'un authentique imposteur, colérique, tordu, alcoolique et accro aux armes à feu, pour décrire la moitié de siècle la plus dépravée de l'Histoire?
Gonzo Highway est une sélection de la correspondance de Hunter S. Thompson, par son éditeur. Des lettres, il en écrivait des tonnes. A n'importe qui, n'importe quand. A ses amis comme à ses ennemis: artistes, éditeurs, auteurs, rédacteurs en chef, présidents des Etats Unis, chefs de gangs de motards, créanciers, dentistes... avec une plume cannibale et un humour barbelé. Proche de Tom Wolfe, William S. Burroughs, admirateur d'Henry Miller et d'Hemingway, sa vie n'a pour but que de pourchasser l'irrévérence, dépasser ses modèles, choquer et surtout faire bouger les choses: une profession, le journalisme, et un pays, les USA.
Hunter S. Thompson est plus connu de par l'adaptation cinématographique d'un de ses premiers succès littéraires, road trip halluciné de deux camés déjantés au coeur du plus vaste et du plus vicieux parc d'attractions américain: Fear and Loathing in Las Vegas (Las Vegas Parano). Et de devenir instantanément et indirectement une référence pour toute une génération de petits junkies amateurs. Le film est bon, l'adaptation réussie bien que victime des excès habituels de Terry Gilliam: frénésie filmique et couleurs psychopathes.
Pour beaucoup, désormais, le vieux Hunter EST Raoul Duke.
Grossière erreur.
Car le plus grand talent de Thompson, c'est la falsification. Brouilleur de pistes génial, il s'attaque à l'investigation, qu'il ne tarde pas à prendre en levrette dans de petits journaux locaux, puis dans le service d'information des Armées pendant son service militaire; déjà, il y fait des étincelles. S'il captive par son écriture souvent rageuse, c'est sa démarche de raconteur qui sera la donnée la plus caractéristique de sa « carrière »: le gonzo-journalisme était né. Fruit d'une expérience vécue, les gonzo-récits laissent une large place à l'interprétation personnelle (souvent sous influence) de son auteur. Partant du principe que toute fiction est bien meilleure que n'importe quel journalisme, Thompson est un romancier avant tout. Loin d'être de simples originalités, son récit, sa pensée, portent un message et une vision à la fois déjantée et terriblement lucide du monde qui l'entoure, avec un style si unique et savoureux qu'on s'y complait rapidement. De toute façon, mieux vaut l'apprécier, sous peine de recevoir de copieuses lettres d'insultes: car le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne ménage pas le milieu de la presse, sur lequel il comptait souvent pour payer ses factures. Un exemple que je devrais peut-être suivre... une bonne lettre ordurière après un courrier de refus standard, y'a que ça de vrai. Démonstration: « J’ai bien l’intention, le jour ou je vous croiserai, de vous refaire le portrait et d’éparpiller vos ratiches sur la Ve Avenue. » ou encore: « Je déboule à New York en bécane et je vais exploser vos sales tripes à la fusée éclairante. ». Et quand il est embauché, il se fait souvent virer pour « excentricité »... étrange...
Lorsqu'il sort de son r anch ultra-sécurisé, pas toujours défoncé et/ou armé, il peut aborder des sujets aussi divers que le sport (le combat d'Ali à Kinshasa, qu'il « couvre » d'une manière assez inédite), la vie sur la côte Ouest (la communauté de Big Sur, les déchets de la baie de San Franscisco). Il va aussi traduire en actes un engagement politique certain: ainsi il se présente en tant que shérif du comté de Pitkin, Colorado. Il dénonce la corruption et le mensonge qui gangrènent l'Amérique de ce début des années 70, rongeant à belles dents le Rêve Américain, dont il est clame souvent qu'il est un témoin de la dégénérescence. Choqué par l'assassinat de Kennedy, il se présentera carrément aux élections présidentielles. Sa correspondance épistolaire du moment illustre clairement son dégoût de la classe politique, sur laquelle il s'acharne avec jubilation. C'est qu'il n'a pas pour habitude d'y aller par quatre chemins, le Hunter! Il fera des pieds et des mains pour couvrir la campagne présidentielle de 72, de laquelle il tirera « Fear and Loathing: On the Campaign Trail'72 », en français « La Grande Chasse aux Requins ». S'ensuivra une surprenante amitié avec le candidat Jimmy Carter. Présents également dans le recueil, des récits moins rocambolesques que ses tribulations gonzo en Amérique du Sud (« Rum Diary » sur sa décadente carrière à Porto Rico, notamment) ou au Vietnam, mais très engagés, et tout aussi révélateurs de la personnalité du bonhomme, qui n'était pas qu'un original. Le récit de sa présence à Chicago au coeur d'une manif me file encore des frissons tant il retranscrit bien la fièvre et l'adrénaline du moment!
Cette plongée dans les coulisses de ses romans et de ses articles, de ses amitiés et de ses inimités, ont suscité personnellement une grande affection/admiration pour Thompson, la voix embrumée et agressive de la CSP++ des excités, barjos et autres freaks. Un homme libre comme on en voit rarement, qui finira sa vie comme il l'a vécu: il se tirera une balle dans la tête le 20 février 2005, dans son ranch d'Aspen.

vendredi 12 décembre 2008

Amon Tobin - Foley Room / Ninja Tune

















« Ce mec-là, c'est le patron! »: voici la phrase qui résonne à mes oreilles en cette belle soirée du 15 juillet 2007 à Dour, Belgique Libre. Le patron, dixit un de mes compagnons de voyage, c'est Amon Tobin, qui vient de commencer depuis quelques minutes un set endiablé, pour clôturer dignement cette 19ème édition du festival de Dour. Il est le dernier et le seul à jouer à ce moment-là. Il y a du monde sur la scène principale, un public avide de danser surtout. Et le « Boss » ne les déçoit pas, envoie du lourd avec classe pour une prestation live qui restera pour moi une des meilleures jamais vues.
Pourquoi c'est le patron? Parce que c'est le plus fort et le plus intelligent. Parce qu'il sait tout faire: vous enchanter ou vous déchaîner, vous figer comme de la glace, l'oeil rond et l'oreille à l'affût, ou enflammer vos mollets, la gueule ouverte, criant et sifflant comme un démon. Parce que c'est un artiste profondément immergé dans son univers, loin du show-buisness, des clips racoleurs et des rythmiques faciles. L'anti-pouetpouet par excellence, le hitman de la musique électro.
S'il est une référence, aucun de ses albums ne sera pour moi un disque de chevet. Son penchant très prononcé pour le jazz ne me plaisait pas toujours, tout d'abord... et puis il lui manquait quelque chose d'attachant, au-delà du respect qu'il imposait par sa démarche d'explorateur, sa réputation de génie ascète, un peu « lointain » même, tant il a été d'avant-garde des années durant en tant que pilier de Ninja Tune; créateur d'un monde qui s'est affranchi de lui tout en s'écrasant toujours sur son passage, attentif à chacune de ses sorties, à l'instar d'un DJ Krush.
C'est alors qu'au fin fond du laboratoire qui lui sert de cerveau germe Foley Room. Le brésilien en a assez des samples, il s'attaque à la musique concrète, celle de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry, deux vénérables savants fous qui ont compris avant tout le monde que bruit et musique sont une seule et même chose. Amon Tobin part donc, son magnéto sous le bras, enregistrer la matière première de son prochain essai dans des zoos, des chaînes de fabrication de disques compacts, des stations satellite, le long des voies ferrées, au milieu des fourmis (à voir dans le court docu fourni avec le disque)... et dans une « foley room », cette pièce où sont enregistrés les bruitages pour le cinéma et le jeu vidéo. En ressort une symphonie. C'est ça le génie: transformer une masse informe en diamant taillé. Une oeuvre singulière, belle, poétique, parfois barbare, toujours claustrophobe, impensable à écouter par une après-midi ensoleillée. A vrai dire, l'album lui-même est une pièce, ou un complexe de pièces, à explorer.
Chaque recoin de cette Foley Room, chaque piste de cet album est une facette du joyau. Une autopsie approfondie s'impose donc pour décortiquer ce qui fut pour votre serviteur une quasi-révélation, découverte un peu sur le tard (l'album date de 2007), mais qui a ancré définitivement Amon Tobin dans mon moi musical...

« C'est pas de la musique ce que t'écoutes, c'est du bruit!
- Hell yeah. »





Bloodstone

Les frémissements du Kronos Quartet nous accueillent, instaurant d'emblée une atmosphère éthérée, un peu triste et inquiétante, empreinte d'une certaine tension primale au fur et à mesure que les secondes passent, donnant le sentiment qu'une explosion soudaine pourrait vous aspirer à tout moment vers un chaos inconnu. Mais cordes et claviers tiennent le rythme, s'étirant longuement, glissant comme du mercure, pour accumuler bientôt une foule de sons qui viennent s'empiler, se succédant sur le devant de la scène, défilant devant nous en un sabbat au ralenti, pour finir par se retirer doucement dans l'obscurité, nous laissant inquiets et un peu tendus.


Esther's

Tandis que s'égrènent à nouveau quelques notes enchanteresses, il semble que des nuées de rutilants coléoptères mécaniques passent au dessus de notre tête, nous frôlant parfois dans un bourdonnement. Puis les bruits des automates ne font plus qu'un, s'assemblant en un rugissant moteur, marquant le départ en trombe de martèlements sortant tout droit d'une espèce de manufacture tribale. Un ride nocturne et bestial au milieu d'une mégalopole souillée, à la Akira. Notre puissante monture finira par passer son chemin, mutant, hésitant entre la forme massive du terrible engin et la multitude des artefacts insectoïdes.


Keep Your Distance


On dirait une antichambre souterraine en forme de couloir, on l'on avance à contrecœur, secoué par d'ancestraux instruments primitifs, des mélodies faites des cliquètements de breloques rituelles (d'ossements?), accompagnés, comme un pressentiment inquiétant, par les lancinants accords du Kronos Quartet. La descente s'accélère, par étapes, la pente devient plus abrupte, et lorsque l'on s'attend à la chute, et pourquoi pas à tomber nez-à-nez sur je ne sais quel spectacle grotesque et endiablé, le tempo se stabilise, contient son agressivité, et on entrevoit soudain une lueur bleutée et accueillante, nous attirant une nouvelle fois vers une source de chaleur digitale, rassurante pour le moment, mais toujours nimbée de mystère.


The Killers's Vanilla


Nous voici donc dans un espace moins inquiétant mais tout aussi exigu, plus proche des coursives d'un Nautilus bercé par les notes mélancoliques du capitaine Nemo. Les violons étirent toujours l'espace et le temps, conviant des sonorités étranges et électroniques... peut-être les bruits de la machinerie qui nous transporte. Une fois n'est pas coutume, nous sommes emportés par l'accélération intempestive d'une batterie azimutée, désireuse de se défouler, nous bousculant pour nous faire partager sa rage. Le morceau échoue encore dans la folie, trop étroit pour contenir toute les émotions qu'il tente de véhiculer. Lentement, les machines s'arrêtent et meurent...


Kitchen Sink


Les quelques lumières faiblardes autour de nous ont rendu l'âme; on se déplace maintenant dans une tuyauterie humide et oppressante. Notre périple est jalonné de glouglous, de claquements de vieilles conduites, de sons indéfinissables dont on perçoit l'écho. Les bruits de fond prennent de l'ampleur au fil de notre avancée: grincements alarmants, fulgurances électro-magnétiques presque anachroniques. Prennant de l'ampleur, gonflant peu à peu, on attend l'explosion, mais nous aboutissons encore une fois sur une autre partie de notre périple claustrophobe, sans que celle-ci aie livré tous ses secrets...


Horsefish

Une cascade étincelante de harpes dégringole sur nos épaules, comme si nous passions l'entrée d'un passage secret sur une île mystérieuse. Le débit s'accélère, puis meurt presque, pour repartir de plus belle, se précipite, hésite... on perçoit des fragments de ce qui semble être une voix humaine, asexuée et soupirante, ainsi que d'imperceptibles chants d'oiseaux... dont certains sont probablement des modèles synthétiques. Quelques distraites notes de guitare nous rejoignent. Et plus nous avançons, plus le paysage s 'enrichit de nouveaux éléments. C'est ainsi que notre progression en ces mondes étranges est récompensée; on dirait qu'une armée de jouets défile sous nos pieds, comme dans l'Histoire sans Fin II.
Ce nouveau boyau que nous parcourons est un peu plus lumineux que les autres. Mais les ondes qu'il émane, ainsi que les soupirs qui parviennent parfois à nos oreilles, l'empêche définitivement d'être rassurant...



Foley Room


On pousse une porte métallique, faisant quelques pas dans l'obscurité avant de trébucher sur les premiers gadgets qui s'entassent partout dans la pièce. Chaque son apparaît comme démultiplié, rebondissant sur des parois invisibles... la troupe de jouets dont on percevait l'écho sous la cascade nous encercle rapidement; on est assailli de toutes parts par les sons menaçants de ces machines de guerre lilliputiennes. C'est l'hallali, on est vite débordé. On s'affale alors sur une lourde porte en espérant s'échapper, mais on subit une deuxième vague avant de distinguer la lueur d'une sortie. Encore poursuivis par quelques machines volantes, agitant les bras frénétiquement, tel King Kong au sommet de l'Empire State Building, on s'échappe enfin de cette cacophonie.


Big Furry Head


C'est bien à l'air libre que l'on débouche! Heureux, on avale goulûment sa première bouffée d'air frais. Mais on sent tout de suite le goût cendre et l'odeur de soufre. Le panorama est désolé, stérile. On perçoit les ondes qui balayent le décor, faisant office de bourrasques. Nous nous mettons difficilement en branle au cœur du désert. Le rythme est pesant, la traversée émaillée de bruits étranges provenant de directions indéfinissables. Rugissements, grincements, claquements, et encore une fois cette harpe au dessus de nous, laissant choir ses notes qui se tordent en touchant le sol, déclenchant des réactions électro-mécaniques du sol lui-même. On s'enfonce dans le brouillard, finissant par nous complaire dans la mélancolie de ces marécages.


Ever Falling


Cette contrée-ci, si elle dégage la même foideur, nous touche par une certaine majesté. De nobles chants se font entendre au loin, accompagnant le battage perpétuel des pièces métalliques et des cliquètements qui agitent la flore environnante. Une douce mélodie finit par dominer crissements et gargouillis, suscitant l'espoir d'une intelligence humaine à proximité, d'une certaine douceur au milieu de ces terres sauvages et biomécaniques.


Always


Des traces de civilisation, de présences, d'architecture apparaissent à nouveau. Une guillerette harmonie annonce notre entrée, très vite rythmée par l'agitation de la ville, d'une foule hétéroclite faite d'hères fantomatiques dont on perçoit le murmure environnant. Des guitares se font entendre le long des trottoirs, d'aucuns frappant sur ce qu'ils trouvent dans la rue pour faire office de percussions. Un violoncelle nous surprend par sa grandeur d'âme, accompagnant un chœur angélique; ils se mêleront rapidement au brouhaha ambiant, formant un orchestre dépenaillé mais efficace.


Straight Psyche


On se détend un peu: on est toujours vivant et on est pas devenu cinglé. Bercés par des accords paisibles, on observe les curieux matériaux aux couleurs changeantes qui forment les bâtiments et la flore rouillée qui parvient çà et là à percer qui se font moins menaçants, moins envahissants. Une pluie très fine, cristalline, sentant l'éther, commence à tomber sur nos épaules, clairsemant les rues pour un instant. On descend les marches de ce qui ressemble à une galerie peu fréquentée, passant devant des échoppes proposant divers assortiments de babioles craquant, grésillant et ronflant à notre approche.
Fascination pour l'atmosphère presque mystique du lieu, et pour le calme qui règne dans ce souk aux passants et commerçants très flegmatiques.
Nous rejoignons doucement la surface, gravissant une pente douce où l'on peut à nouveau percevoir quelques-unes des minuscules et bruyantes entités qui semblent être les premiers occupants de ce monde. Les quelques formes humaines, silencieuses et ternes, ressemblent davantage à des âmes en peine hypnotisées et fascinées par la fanfare perpétuelle de ces êtres avec qui ils cohabitent.


At the End of the Day


Le faible soleil qui distillait la seule lumière naturelle environnante se couche doucement. J'ai déjà quitté la ville pour assister au spectacle, car la grandiose symphonie de pianos et de cordes invisibles qui ici remplace le vent s'est levée pour l'occasion. S'imbriquant avec les glissements métalliques balayant le pays, elle nous offre un dernier hymne plein de beauté et de fatalité, toujours saturé de digitale: à l'image de notre périple. Une envolée étourdissante convie chaque voix en un émouvant maelström, pour s'évanouir enfin en un adieu, nous laissant vidé et désenchanté, prêt sans doute à devenir citoyen du peuple gris vivant au cœur de ce formidable et éternel bastringue.




















Site web d'Amon Tobin

jeudi 27 novembre 2008

Jean Grae & Blue Sky Black Death - The Evil Jeanius / Babygrande
















Après un superbe « Late Night Cinema », les producteurs de Blue Sky Black Death quittent leur bulle cinématographique pour revenir sur l'asphalte froid de la rue, accompagner les déambulations métaphysiques d'une des meilleures « femcees » du moment, une vraie witch parmi les bitches: l'impitoyable Jean Grae. Maniant l'Uzi qui lui sert de flow avec grâce et dextérité, elle se situe à mille lieues de ses prétendues collègues en mini-short, partageant la place forte du hip hop féminin pur et dur avec quelques compagnes d'armes telles que Stacy Epps ou Invincible... Remarquée surtout aux côtés de The Herbaliser ou 9th Wonder, la New Yorkaise plonge du côté obscur en compagnie des Siths du hip hop, rois maudits régnant sur des plaines arides faites de mélodies et de samples crépusculaires, seigneurs de guerre aussi, lançant leurs beats acérés comme autant d'expéditions punitives, soutenus bien souvent par une cohorte de claviers ombrageux et offensifs qui sont en partie leur marque de fabrique.
Une association heureuse que celle de ces trois écorchés vifs; l'union rêvée, presque. En voyant leurs noms associés sur la cover de l'album, je me suis dis: bon sang, mais c'est bien sûr. Je n'ai d'ailleurs pas bien compris les réactions étonnées à l'annonce de la sortie: Grae est une prédicatrice prédatrice, BSBD des artisans des ambiances deep et apocalyptiques. What else? Leurs styles se combinent à merveille, Jean Grae se frayant un passage au milieu de sonorités lourdes et vengeresses (le fer de lance « Shadows Forever » qui vous casse le museau), aussi bien que sur des morceaux plus mélancoliques, parfois déchirants, comme sur « Threats », ou Chen Lo l'accompagne de ses complaintes parsemées de claps et de choeurs bluesy poisseux et enivrants. D'autres tracks dévoilent sa sensualité et sa douceur, elle qui est plus connue pour ses assauts féroces. A l'image du personnage des X-Men auquel elle emprunte son nom, Jean Grae alterne avec talent gant de velours et main de fer, comme lorsqu'elle fait parler la poudre sur le très hip-hop « Even on your best day », après nous avoir fait rêver avec l'apaisant « Away with me ».
Sur « The Evil Jeanius » comme ailleurs, BSBD démontre qu'ils ont parfaitement compris l'importance d'être constant, comme dirait mon pote Oscar. Ce nouveau chapitre de leur saga est d'une régularité diabolique, voguant du très bon à l'excellent de bout en bout, envahi de ténèbres glacés ou incandescents. Et n'oubliez pas: un album, ça s'écoute d'une traite, bordel! J'en démordrais jamais. Surtout que celui-ci est un peu court...
S'associer à une MC était une première pour BSBD, et le miracle s'accomplit à nouveau: l'harmonie tombe sur nos petites gueules comme une chape de plomb bénie, Jean Grae nous ensorcèle, les instrus transcendent nos oreilles affamées, tantôt en un fracas guerrier, tantôt en une mélopée poignante, traversant des phases d'accalmie, mais n'atteignant jamais une quelconque sérénité... car l'orage plane toujours au-dessus de nos têtes...

Myspace de Jean Grae

Myspace de Blue Sky Black Death

jeudi 13 novembre 2008

Yokohama Zen Rock / Jarring Effects
















Le parcours du label lyonnais Jarring Effects est véritablement jouissif à suivre pour tout auditeur assoiffé d’éclectisme et d’expérimentations sonores. Après avoir été LE label de la musique dub en France, Jarring Effects s’éloigne de plus en plus de ses roots. Mais l’exotisme est toujours de mise dans la plupart de ses sorties… et ce premier album de l’atypique formation Yokohama Zen Rock en est l’illustration parfaite.
Leur musique est composée de judicieux délires hétéroclites, à fort penchant électro-rock, alliant rock’n’roll et lyrisme au fracas discret des machines, alternant folie douce et démence pure, s’abreuvant d’une énergie tantôt furieuse et grandiloquente, tantôt profonde et enivrante. Avouons-le, le génie vocal de Yôkô Higashi, ange schizo balançant entre ordre et chaos, est l’atout majeur de YZR : glissant avec aisance lorsqu’on ne lui fournit en pâture que quelques accords, pulsant la fois suivante comme celle d’une rock star sur des riffs endiablés, puis se décomposant sur des rythmiques brisées par les mains expertes de Spagg, l’homme-machine du Peuple de l’Herbe. Sa voix claire, son chant en japonais, apaisé ou torturé, toujours poétique, accrochent et fascinent. Cette artiste multiple rompue au chant traditionnel, au théâtre Nô et à la danse Butô, est aussi à l’aise dans un registre folklorique que punk, et est capable à tout moment de virer dans l’expérimental illuminé. Elle imprègne ainsi chaque morceau de son charme étrange.
Mais loin de n’exister qu’à travers une belle voix et des lyrics dépaysants, le groupe coordonne habilement ses talents pour donner aux divers paysages traversés le plus de relief possible. La guitare omniprésente et protéiforme de Takeshi Yoshimura accompagne admirablement Yôkô, tandis que Spagg parasite subtilement et efficacement l’ensemble : le long de belles et puissantes plages aux brumes narcotiques nimbées d’une électro métallique par exemple, semblables à un enregistrement digital esquinté d’une mer démontée (« Rosoku », « GNP »), mais aussi lors de passages plus tubesques (le punk-rock endiablé de « Kill me » ou le rêveur « Miminari »), d’escapades bushido-bucoliques mutantes mais harmonieuses (« Plongée », « Futten »)… les forces de chacun fusionnant définitivement sur « Kome, éloge de la fuite », et « Yokohamashika », qui prouvent en quelques minutes bien remplies que l’alliage entre chant traditionnel nippon, guitares saturées et électro grouillante est à même de trancher avec succès dans le gras des protocoles rassurants mais sans saveur que d’aucuns se complaisent à ingurgiter béatement. Le premier album de Yokohama Zen Rock n’est pas un chef d’œuvre, juste un objet obscur qui illumine un peu de sa fraîcheur et de sa vitalité la morne plaine hypertrophiée de l’industrie discographique.

Myspace de Yokohama Zen Rock

dimanche 5 octobre 2008

Sur la route de Jack Kerouac




















S'attaquer à un monument tel que le livre-clé de Jack Kerouac n'est pas sans m'intimider, moi, petit cafard bloggeur. J'ai toujours du mal à mettre des mots sur ce que j'ai ressenti à la lecture de « Sur la route ». Donc désolé si tout ceci n'est pas très clair. Mais il faut dire que ce roman est si viscéral, si émotionnel, que c'est presque un sacrilège de tenter d'intellectualiser quoi que ce soit. Ecrit en 3 semaines sur un rouleau de papier de 36m, il fut remanié plusieurs fois par l’auteur avant d’être accepté par un éditeur… heureusement, la puissance naturelle du récit, sa spontanéité, y a survécu.
« Sur la route » est un véritable concentré de liberté, une bonne dose de rêve américain dans ce qu'il a de plus grandiose et de plus pur. Une ode à l’aventure, à la route, au long de laquelle nous suivons une bande de jeunes chiens fous lancés comme des dératés aux quatre coins des Etats-Unis, sur ce chemin sans fin offrant des possibilités infinies. Véritablement frénétiques, il leur arrivera bien souvent de déconnecter totalement avec la réalité, de s'oublier et d’oublier où ils se trouvent au cours de ces voyages initiatiques. Nous-mêmes, à la fin de l’ouvrage, avons bien du mal à nous remémorer qui, quand, où. On partage la lassitude des trajets, les gueules de bois, les visages et les noms qui se mélangent. Le narrateur épuisé traversant plusieurs fois les mêmes lieux à des époques différentes, enchaînant fête sur fête et galère sur galère de la Côte Ouest à la Côte Est, on pourra l'excuser de parfois perdre le fil ou de radoter un peu. Mais ces jeunes gens, sortis tout juste des affres de la Seconde Guerre Mondiale, savent vivre l'instant présent, sans aucun doute. Et nous en faire profiter : c’est tout ce qui compte. L’intrigue ? Presque inexistante ici ; rien d’autre qu’un fil conducteur commode, accessoire, sacro-saint malgré tout pour certains lecteurs (ou spectateurs, au cinéma) qui ne savent pas voir plus loin que le bout de leur museau, pour qui un bon film/roman, c’est un bon scénario, une bonne histoire, avec un twist qui tue, plein de rebondissements, de tiroirs magiques remplis de lapins blancs devant lesquels on s’extasie.
Bref. Revenons plutôt à nos moutons, qui sont loin de suivre le troupeau.
Salvatore Paradise est un jeune intellectuel en quête de « visions », qui cède à l'appel de la route après un trip en stop jusqu'à Denver où il se lie d'amitiés avec d'étranges voyageurs, fuyards mystérieux, clochards célestes ou jeunes fêtards paumés comme lui. Mais c'est la rencontre avec Dean Moriarty, l'allumé, le baratineur, le « truqueur », en fait un gamin hypersensible, capable d'en arriver à des extrémités catastrophiques (comme l'amputation d'un doigt) pour ne pas perdre une miette d'un road-trip échevelé. Dans une totale frénésie, les fêtes, les amis, les filles, les verres et les concerts de be-bop s'enchaînent, finissant par se confondre pour, à la fin du roman, s'épanouir en une escapade finale en dehors du pays, aux frontières de l'expérience mystique. Kerouac démontre tout son talent, car bien loin d'être répétitifs, les roads-trips géants de ses personnages, largement autobiographiques, suscitent toujours la même fascination. Point de considérations politiques ici, puisque nos aventuriers s'en balancent complètement. Point d'allusions à la guerre tout juste achevée, à part cette laconique phrase de Sal: « on a parlé de la guerre, des moments où ça avait bardé ». C'est tout.
C'est qu'ils ont bien d'autres choses à faire; il leur arrive très souvent de discuter jusqu'à l'aube, comme s'ils voulaient profiter de ces instants qu'ils ont cru à certains moments ne plus jamais avoir l'occasion de vivre. Se gavant d'humanité, arrivant parfois à des états de dénuement extrême, d'épuisement dus à l'adrénaline, à l'alcool ou au thé, comme ils disent, ces jeunes très innocents forment des communautés, trouvant partout dans le pays des comparses aimant la musique jazz, la fête, le squat de maisons bourgeoises et l'amour libre: ce sont les beatniks, précurseurs des hippies sans l'esthétique bariolée, une sorte de nouvelle race de clochards à fleur de peau et de vagabonds érudits aux aspects et aux caractères divers, loin d'un certain conformisme esthétique et culturel dont furent rapidement victimes les hippies, de par leur engagement politique marqué notamment. Le contexte d'immédiate après-guerre était plus propice à profiter d'une liberté retrouvée, d'une peur enfin envolée, alors que les années 60 ont finalement débouché sur un lot d'immondices politiciennes, tronquant rapidement l'innocence et l'insouciance des précurseurs beatniks, pour finalement transformer l'éphémère pinacle du Power Flower en saloperies consuméristes, en extrémisme politique, en bêtise pure et simple due à l'argent, l'abus de drogues, et surtout à une innocence belle et bien perdue.
Ce livre est donc le chaînon indispensable entre deux périodes troublées, un beau Rêve Américain qu'on se surprend à admirer béatement, le cliché d'une époque brève et superbe laissant entrevoir toute la beauté intrinsèque de ce peuple, de sa culture et de ses sauvages territoires... et donc l'étendue de sa corruption, d'un immense gâchis, 60 années plus tard.
Un roman physiquement épuisant ; intellectuellement reposant mais nerveusement et émotionnellement presque insoutenable.


L'hommage du Monde: le road-trip en blog et en photos

Le trajet américain, commentaires et extraits à l'appui