mercredi 6 août 2008

Madvillain - Madvillainy / Stones Throw
















Comment aborder son album fétiche? C'est déjà pas évident de poser des mots sur la musique qu'on aime... c'est une vraie introspection, mais on en ressort pas forcément des choses très claires pour le quidam qui a la gentillesse de se risquer à nous lire. On se fait même vertement critiquer parfois... sale épopée...

Pas possible de faire les choses à moitié, en tout cas. Quand chaque son, chaque mot vous retourne le bide, fait tourner votre cerveau à plein régime en une extatique dégustation que l'on peut renouveler des centaines de fois sans s'en lasser, est-ce qu'il est humainement possible de résumer, de synthétiser? Plus qu'une difficulté, c'est presque un sacrilège. Comme si on voulait « résumer » en trois mots la personne que l'on aime.

La chose aimée se nomme Madvillainy, sortie en mars 2004, unique rejeton du projet Madvillain, collaboration entre deux génies d'un hip hop mental, abstrait, barré, éclectique et complexe, entre culture nerd et ghetto. Le premier est un MC perdu dans ses comic-books, au flow unique dans toute la galaxie, Daniel Dumile aka MF Doom (son pseudo et son masque font référence au Dr Doom des Fantastic Four). L'autre est un beatmaker à moitié autiste, hyperactif et surdoué: Otis Jackson Jr, aka Madlib (le « cadavre exquis »).

Le premier disque de hip hop que j'ai réellement écouté, ce n'est pas rien. Un portail vers de nombreuses autres sonorités, le moteur d'une ouverture culturelle qui a largement dépassé au fil du temps le domaine musical. Une pièce du puzzle. Pourquoi il m'a parlé, ce disque, découvert presque par hasard, tandis que je commençais à peine à défricher les sites hip hop du Net? 'Sais pas. J'ai découvert en tout cas que hip hop ne rimait pas toujours avec gangsta. Qu'il existait des artistes à la culture plus proche de la mienne, celle des jeux vidéos, des films de SF, tirant vers un certain radicalisme expérimental.

Bon... en tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'au bout de quelques minutes, je me suis dit: « Ouah! C'est quoi ça? ». Et plus j'écoutais, plus j'accrochais. A chaque écoute, ce truc me faisait plus planer que n'importe quelle drogue. Brusque revirement alors? Pas tellement; la scène française et quelques membres du Wu Tang s'étaient déjà chargés de mon initiation. Cheminement logique après avoir écouté du rock, du metal, du punk, de la techno hardcore, de la drum'n'bass? On dirait pas, à vue d'oreille, hein? Pourtant, les passerelles sont bien là quand on sait les voir. Et telle fut la grande leçon: faire valser les étiquettes. Et ça s'applique à bien des choses de notre petite vie, pas vrai? Car si la musique adoucit les moeurs, elle ouvre surtout l'esprit.


Devant un tel monument, il n'y avait donc qu'une seule chose à faire: le démonter brique par brique, le disséquer sous toutes les coutures. S'atteler aussi à un exercice qu'il me tenait à coeur d'aborder depuis quelques temps: accorder une petite chronique à chaque morceau, plutôt qu'une chronique pour tout l'album.

Voici une belle histoire d'amour.


Il était une fois...



The Illest Villains


La chute de l'autre côté du miroir. On bascule au ralenti dans un monde dingo et déglingué, sur un instru cosmique semblant s'étirer, formant une nappe de mercure invisible. Au fur et à mesure de la descente, on perçoit divers sons non identifiés, comme si l'on heurtait des objets inconnus, des voix comme crachées par un antique gramophone, s'exclamant, criant, semblent nous interpeller confusément d'un quelconque danger.

Ces enregistrements mystérieux confèrent à cette introduction une atmosphère décalée et irréelle, comme une annonce sur le quai d'une gare flottant en pleine 4ème dimension. Intrigante et envoûtante, une belle intro, parsemée de samples en noir et blanc, calibrée pour un album extra-terrestre. A quoi s'attendre après un tel collage surréaliste? Impossible dès lors de ne pas écouter d'une traite ce Madvillainy: à la fin, tout deviendra clair, à coup sûr...


Accordion


Qui a dit que l'accordéon était l'apanage de la grande Yvette Horner? Madvillain ose défier la reine avec un instrumental super-accrocheur, lancinant, dégoulinant à nos oreilles juste après notre atterissage: on se sent comme devant le serpent Kaa. Il faut se raccrocher au beat comme à une balise! Heureusement, on trouve vite une planche de salut, un guide, en la personne du Dr Doom; voici donc le lapin blanc! Réjouissant de voyager en musique avec cet auguste chirurgien, au timbre profond. Et quel flow millimétré! Je lui confierais le quadruple pontage de mon grand-père sans hésitation. A condition que scalpel et bistouri soient guidés par sa voix de charmeur de serpents, bien entendu. Mais ça ne fait aucun doute: après tout, il a bien réussi à m'arracher (partiellement) au regard spiralesque de cette boîte à soufflet en peau de reptile qui se balance toujours en face de moi...


Meat Grinder


On se prend alors sur la figure trompette, piano et batterie en une mélodie échevelée. Et encore ces voix perdues qui résonnent, comme dans « The Illest Villains »! Mieux vaut s'éloigner de quelques mètres pour éviter les résidus de réalité qui pourraient encore tomber. Doom nous prend vite par l 'épaule pour nous en détourner, et nous souffle dans la figure une bouffée de fumée exhilarante... il se prend pour la chenille bleue ou quoi? Toujours est-il qu'il vous semble entendre comme un serpent à sonnettes qui ferait vibrer une contrebasse... on est pas débarrassé de notre hypnotiseur, apparemment... il va nous suivre un bon bout de temps. S'y ajoutent les bruits divers et variés, décomposés et superposés, de cette forêt sans nom qui nous entoure; sans doute le chant des corneilles électro-mécaniques qui la peuplent. Notre massif guide discoure toujours sur des délires cyber-urbains complètement irréels... euh, on dirait qu'il parle de cheddar et de Jesus. On comprend pas tout, c'est assez non-sensique, mais ça fonctionne assurément dans cet environnement musical si fou, si riche et si étrange qu'on ne parvient pas à y démêler grand chose... pas grave, Metal Face se faufile si aisément parmi ce labyrinthe instrumental qu'il ne vaut mieux pas lui lâcher la pogne. Follow the leader...



Bistro


Comme s'il avait saisi notre confusion béate et notre attitude stupéfiante, Doom nous emmène faire un saut dans un accueillant bistrot, d'où s'échappe des notes de musique apaisantes, ainsi que la voix de ce qui doit être une très belle femme. Zen... mais on est vite sorti de sa torpeur par des paroles insistantes qui nous secouent comme la main du patron sur l'épaule d'un ivrogne à la fermeture... et par une sonnerie de téléphone aussi. Purée, ça sent la gueule de bois, mais apparemment on s'était juste assoupi quelques secondes. Notre guide ne semble pas en tenir rigueur et poursuit sa causette impitoyable, tandis que la divine voix féminine et la torpeur jazzy de l'endroit continuent à nous bercer...



Raid (featuring Medaphoar)


C'est alors que Doom s'avance sur la scène au fond de la salle, et après ces quelques secondes de calme qui viennent de nous être accordées, il assène sans merci son flow puissant (sans doute revigoré par un petit verre d'absinthe qu'il a dû s'envoyer derrière la cravate). L'orchestre tente de suivre, nous convie à balancer la tête sur un jazz des plus ravigotant, tandis qu'un jeunot s'avance et prend lui aussi la parole: un dénommé Medaphoar, qui joue les maîtres de cérémonie bis d'une voix nasillarde. Boeuf sympa pour un morceau qui ne l'est pas moins. C'est pas tout ça, il est temps de finir son verre et de remonter à la surface, plus hostile mais tout aussi enfumée...


America's Most Blunted (featuring Lord Quas)


C'est même un véritable champ d'herbe dans lequel nous nous enfonçons! De la brume ambiante s'élève encore ces voix si bizarres, qu'on croirait sorties d'une vieille radio: la première semble résonner comme une invitation, tandis que des toux et des glous-glous indéfinissables nous accueillent. Ca gaze sec par ici... MF Doom avoue alors passionnément son amour pour la substance magique qui envahit la zone. On entend tout au long de la traversée quelques accords, probablement joués par ce qui sert de Jimmy Hendrix local. On progresse, dans un nuage de fumée, se balançant nonchalamment sur ce beat, cette boucle toujours présente, qui rythme chacun de nos pas, encore, encore, encore... cette douce sensation d'hypnose dans laquelle on se glisse comme du coton, et, et... mais, je suis défoncé ou quoi? Bah on dirait bien, car voilà qu'un petit bonhomme jaune bondit à nos côtés et commence à converser. Son flow héliumisé ajoute encore à l'atmosphère hallucinante du lieu. Je suis présenté à Lord Quas, rien moins que le maître de cette vallée (et surtout de tout ce qui y pousse).

Ecartant les derniers plants géants pour continuer notre route, on a juste le temps d'écouter les infos vomies par la vieille radio qui traîne quelque part: la marijuana multiplierait la créativité par 8 à 12 fois...


Sick Fit


Hip hop won't stop... Sick Fit nous le fait comprendre, en nous scotchant pendant 1 minute 30 d'instrumental où la vibe exceptionnelle dégagée par Madvillain et le funk mutant qui s'insinue en nous comme un venin n'est interrompu que par le trompettant:


Rainbows


Doom s'y fait plus nonchalant que jamais, se glissant entre les notes de cuivre et une batterie discrète, fricotant au passage avec une pépée qui passait par là.


Curls


Les ambiances et les sons ne cessent de se superposer. On en est presque perdu, où est-ce l'effet du produit inhalé pendant la traversée de America's Most Blunted? En tout cas, qu'est ce que c'est bon! On avance porté par la boucle qui se déroule sous nos pieds, émaillée de sonorités exotiques, caribéennes, rafraîchissantes. Mais on est bien loin des cocotiers, sauf si vous en avez déjà vu pousser au milieu d'un ghetto, défonçant le béton et bousculant les pylônes électriques. Doom se fait plus incisif, l'esprit sans doute un peu éclairci. Le vent qui souffle à nos oreilles sait rester funky, tout en gardant sa verve hip hop.



Do Not Fire!


Une minute suffit à traverser cette arène: sur une musique rappelant des productions kung fu made in HK ou Thaï, on perçoit les exclamations de combattants virtuels. Tous des héros connus de la génération vidéo-ludique des 90's. A peine le temps de les saluer et de croiser quelques autochtones aux voix étouffées, qui nous sont désormais familiers, que l'on passe à un plus gros morceau:


Money Folder


Un segment percutant à souhait après avoir croisé des adeptes du street fighting, voilà qui est plutôt logique. Entame coup de poing, phrasé décidément tranchant, Metal Face pète la forme plus que jamais. Difficile de le suivre. Instru dépouillé constitué d'une petite batterie et d'un synthé vintage. Simple mais efficace, belle démo de rap sans chichis par le senseï Doom. Petit sample où se côtoient cartoon et comics pour nous préparer au délire de la prochaine piste sur laquelle nous nous engageons, celle du pays Acme, pays qui doit sa renommée aux soirées enfumées.


Shadows of Tomorrow


On ne rigole pas longtemps: un instru dévastateur nous frappe vite en pleine bouche. On est encore plus étourdi par l'intervention du petit mec jaune de tout à l'heure, qui a délaissé son titre de noblesse hors de ses terres, et se présente maintenant sous le nom de Quasimoto. Son étrange timbre de voix gonflé à l'hélium se fait ici une arme redoutable, idéale pour faire tourner la tête à tout quidam aux yeux rouges qui a le malheur de tomber sur lui en plein chill.

Il assène ses vérités surréalistes sur un son suintant l'urgence et la tension, au milieu de quelques scratchs bien sentis. Doom rentre dans la danse, vole comme le papillon, pique comme l'abeille. Quelques clochettes renforcent cette atmosphère de combat muay thai.


Operation Lifesaver (aka Mint test)


On attaque encore sur quelques notes agressives, puis la testostérone se dissipe pour laisser place à des lyrics presque chuchotés, sans pour autant perdre toute agressivité. On débarque désormais pour un bout de temps en pleine zone urbaine, sur une mélopée ambiante qui laisse augurer que la nuit qui est en train de tomber sur Madvillain City sera épaisse. Doom poursuit sa démonstration, s'affirmant sur un rythme plus lent, sans perdre de sa superbe, en devenant même menaçant, affirmant à tous qu'il est en mission en ce bas monde.


Figaro


On atteint un des sommets du voyage: le docteur ès microchirurgie Doom affiche une précision à déboulonner le plus pointu des robots-laser. Une armée de claps rythme d'ailleurs l'opération, comme pour honorer sa performance; un poussiéreux synthé égrène en rythme quelques notes mélancoliques: on opine du chef inconsciemment, happé une nouvelle fois par la tchatche du Metal Face, qui balancera tranquillement, tout au long de ces 2 minutes, une belle volée de scalpels. L'air de rien.


Hardcore Hustle (featuring Wildchild)


On entre de plein pied dans le ghetto de l'Enfant Sauvage de la ville, jeune chien fou au flow rentre-dedans, qui toaste en levrette le funk coloré de Sly and The Family Stone, ici syncopé de toutes parts, déformé comme si aucun élément, image, son ou individu issu de la réalité extérieure ne pouvait subsister en l'état dans ce monde.


Strange Ways


Ronflant et démesuré, pachydermique comme la colonne d'Hannibal, ainsi est l'entame du boulevard Strange Days. Divas et trompettes accueillent l'entrée d'un MF Doom triomphant, au coeur de ce véritable hymne hip hop. Une mélodie douce et envoûtante surgit en un rapide interlude, comme un bouquet jeté au devant de milles régiments de blindés en plein Blitzkrieg. Ecrasée en un instant, elle réapparaît pourtant quelques secondes plus tard, sonnant la fin des hostilités. C'est alors à une de ces voix d'âme perdue, surgie du fond des archives radiophoniques américaines, de clore le morceau...


Fancy Clown (featuring Viktor Vaughn)


On se réfugie quelques instants dans une de ces caves d'immeuble, dont l'ambiance n'est pas sans rappeler le bistrot de tout à l'heure, en moins chaleureux. Au-dessus de nous, on perçoit les bruits qui témoignent de la vie d'une population hétéroclite qui semble peupler l'endroit. On entend les radios de voitures de police qui passent dans la rue. Nous sommes ici pour écouter la complainte de Viktor Vaughn, sombre hère qui ressemble comme un frère à notre bon vieux Doom. Bière et joint décrépi à la main, il nous conte la corruption, la pourriture de la ville, le côté obscur de ses condisciples. Quelques mélancoliques notes de piano accompagnent un beat froid comme le ciment.


Eye (featuring Stacy Epps)


Un peu plus loin on se rend chez Stacy, charmante sirène dont je laisse la voix m'envoûter, confortablement installé, rassuré par ce timbre suave après la rencontre pour le moins inquiétante avec Vaughn. Le temps d'une petite infusion de Magic Haze dans l'ambiance intimiste et soul de son accueillante bulle. Il est bientôt temps de redescendre dans la rue.


Supervillain Theme


On replonge en plein trip urbain, secouant encore une fois la tête sur un instru imparable qui colle à mes semelles, ralentit le temps autour de moi, me fait décrocher l'espace d'une minute. Juste le temps d'une petite introspection, de celles qui surgissent précisément lors d'une déambulation urbaine hasardeuse, un soir de pluie dans le monde réel, les yeux brouillés par l'alcool et les joints.


All Caps


Glissant béatement sur quelques notes de flûte, idéales pour me changer les idées, je suis sorti de ma torpeur par Doom, comme il sait si bien le faire: avec une grosse baffe. Cela faisait quelques temps que je ne l'avais pas entendu, celui-là. D'ailleurs il part de bon coeur dans un de ses ego-trips, transformant le morceau en pure épopée, assénant sa tirade sans me laisser respirer, me chopant par le col pour me faire comprendre qu'on écrit son nom tout en majuscules, putain.

Il déroule comme un fou, dévale ces deux minutes à tombeau ouvert, se faufilant au milieu de sonorités profondes et entêtantes, construites en cascades, semblant vouloir définitivement graver ses paroles dans le marbre, à coups de claviers protéiformes et de cuivres pesants comme des gants plombés. Il se faufile au milieu des sonorités changeantes, construites en cascades. L'atmosphère mute ensuite, se faisant orientalisante, se rapprochant de l'habillage sonore d'un début de combat dans Il Etait une Fois en Chine, pour mieux s'achever sur celui... euh... d'une poursuite en voiture dans un film genre La Mort aux Trousses.

C'est que les choses commençaient presque à devenir normales.


Great Day


Un brin de soleil semble percer, après les sombres minutes qui nous sont tombées dessus depuis notre arrivée dans cette putain de ville. Des notes accueillantes dégringolent, une musique d'ascenseur de luxe en quelque sorte, mais qui sait s'emballer au bon moment pour titiller notre échine. Doom se veut plus rassurant... toujours aussi obsédant, il m'entraîne toujours à sa suite avec ses belles paroles, et moi je tombe dans le panneau comme un bleu. Je me dis que c'est pas impossible qu'il ait bouffé le serpent hypnotiseur au début du périple.



Rhinestone Cowboy


On arrive à destination après avoir déambulé au rythme du tranquille « Great Day ». On dirait le club hip-hop du coin. Je me cale dans un coin; on applaudit le grand MF Doom à tout rompre tandis qu'il prend le mic, déclamant sa prose lunaire sans même l'appui d'un beat, se contentant de trois ou quatre lancinants accords pour étaler sa science du rap. Il enchaîne parfaitement, ce qui est devenu une habitude et ne me frappe même plus, je suis vraiment hypnotisé, faut croire. J'espère qu'il va finir par claquer des doigts pour me sortir de cet état inquiétant. D'ailleurs, tout semble s'estomper tout à coup: la musique et les vivas du public semblent s'éloigner... encore une de ces foutues voix transistoresques qui résonne dans ma tête... elle m'avertit: on va entendre parler d'un supervilain rapidement, dans les journaux. Fatiguant, ces délires non-sensiques. Lorsqu'elle finit par se replier sur quelques notes dramatiques, les applaudissements et la musique reprennent le dessus, mais plus de trace de mon lapin blanc. Je parie qu'il me fait le numéro du mec en retard.

Comment je vais me sortir de là, moi?


A l'heure où je vous parle, j'y suis toujours.