vendredi 12 décembre 2008

Amon Tobin - Foley Room / Ninja Tune

















« Ce mec-là, c'est le patron! »: voici la phrase qui résonne à mes oreilles en cette belle soirée du 15 juillet 2007 à Dour, Belgique Libre. Le patron, dixit un de mes compagnons de voyage, c'est Amon Tobin, qui vient de commencer depuis quelques minutes un set endiablé, pour clôturer dignement cette 19ème édition du festival de Dour. Il est le dernier et le seul à jouer à ce moment-là. Il y a du monde sur la scène principale, un public avide de danser surtout. Et le « Boss » ne les déçoit pas, envoie du lourd avec classe pour une prestation live qui restera pour moi une des meilleures jamais vues.
Pourquoi c'est le patron? Parce que c'est le plus fort et le plus intelligent. Parce qu'il sait tout faire: vous enchanter ou vous déchaîner, vous figer comme de la glace, l'oeil rond et l'oreille à l'affût, ou enflammer vos mollets, la gueule ouverte, criant et sifflant comme un démon. Parce que c'est un artiste profondément immergé dans son univers, loin du show-buisness, des clips racoleurs et des rythmiques faciles. L'anti-pouetpouet par excellence, le hitman de la musique électro.
S'il est une référence, aucun de ses albums ne sera pour moi un disque de chevet. Son penchant très prononcé pour le jazz ne me plaisait pas toujours, tout d'abord... et puis il lui manquait quelque chose d'attachant, au-delà du respect qu'il imposait par sa démarche d'explorateur, sa réputation de génie ascète, un peu « lointain » même, tant il a été d'avant-garde des années durant en tant que pilier de Ninja Tune; créateur d'un monde qui s'est affranchi de lui tout en s'écrasant toujours sur son passage, attentif à chacune de ses sorties, à l'instar d'un DJ Krush.
C'est alors qu'au fin fond du laboratoire qui lui sert de cerveau germe Foley Room. Le brésilien en a assez des samples, il s'attaque à la musique concrète, celle de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry, deux vénérables savants fous qui ont compris avant tout le monde que bruit et musique sont une seule et même chose. Amon Tobin part donc, son magnéto sous le bras, enregistrer la matière première de son prochain essai dans des zoos, des chaînes de fabrication de disques compacts, des stations satellite, le long des voies ferrées, au milieu des fourmis (à voir dans le court docu fourni avec le disque)... et dans une « foley room », cette pièce où sont enregistrés les bruitages pour le cinéma et le jeu vidéo. En ressort une symphonie. C'est ça le génie: transformer une masse informe en diamant taillé. Une oeuvre singulière, belle, poétique, parfois barbare, toujours claustrophobe, impensable à écouter par une après-midi ensoleillée. A vrai dire, l'album lui-même est une pièce, ou un complexe de pièces, à explorer.
Chaque recoin de cette Foley Room, chaque piste de cet album est une facette du joyau. Une autopsie approfondie s'impose donc pour décortiquer ce qui fut pour votre serviteur une quasi-révélation, découverte un peu sur le tard (l'album date de 2007), mais qui a ancré définitivement Amon Tobin dans mon moi musical...

« C'est pas de la musique ce que t'écoutes, c'est du bruit!
- Hell yeah. »





Bloodstone

Les frémissements du Kronos Quartet nous accueillent, instaurant d'emblée une atmosphère éthérée, un peu triste et inquiétante, empreinte d'une certaine tension primale au fur et à mesure que les secondes passent, donnant le sentiment qu'une explosion soudaine pourrait vous aspirer à tout moment vers un chaos inconnu. Mais cordes et claviers tiennent le rythme, s'étirant longuement, glissant comme du mercure, pour accumuler bientôt une foule de sons qui viennent s'empiler, se succédant sur le devant de la scène, défilant devant nous en un sabbat au ralenti, pour finir par se retirer doucement dans l'obscurité, nous laissant inquiets et un peu tendus.


Esther's

Tandis que s'égrènent à nouveau quelques notes enchanteresses, il semble que des nuées de rutilants coléoptères mécaniques passent au dessus de notre tête, nous frôlant parfois dans un bourdonnement. Puis les bruits des automates ne font plus qu'un, s'assemblant en un rugissant moteur, marquant le départ en trombe de martèlements sortant tout droit d'une espèce de manufacture tribale. Un ride nocturne et bestial au milieu d'une mégalopole souillée, à la Akira. Notre puissante monture finira par passer son chemin, mutant, hésitant entre la forme massive du terrible engin et la multitude des artefacts insectoïdes.


Keep Your Distance


On dirait une antichambre souterraine en forme de couloir, on l'on avance à contrecœur, secoué par d'ancestraux instruments primitifs, des mélodies faites des cliquètements de breloques rituelles (d'ossements?), accompagnés, comme un pressentiment inquiétant, par les lancinants accords du Kronos Quartet. La descente s'accélère, par étapes, la pente devient plus abrupte, et lorsque l'on s'attend à la chute, et pourquoi pas à tomber nez-à-nez sur je ne sais quel spectacle grotesque et endiablé, le tempo se stabilise, contient son agressivité, et on entrevoit soudain une lueur bleutée et accueillante, nous attirant une nouvelle fois vers une source de chaleur digitale, rassurante pour le moment, mais toujours nimbée de mystère.


The Killers's Vanilla


Nous voici donc dans un espace moins inquiétant mais tout aussi exigu, plus proche des coursives d'un Nautilus bercé par les notes mélancoliques du capitaine Nemo. Les violons étirent toujours l'espace et le temps, conviant des sonorités étranges et électroniques... peut-être les bruits de la machinerie qui nous transporte. Une fois n'est pas coutume, nous sommes emportés par l'accélération intempestive d'une batterie azimutée, désireuse de se défouler, nous bousculant pour nous faire partager sa rage. Le morceau échoue encore dans la folie, trop étroit pour contenir toute les émotions qu'il tente de véhiculer. Lentement, les machines s'arrêtent et meurent...


Kitchen Sink


Les quelques lumières faiblardes autour de nous ont rendu l'âme; on se déplace maintenant dans une tuyauterie humide et oppressante. Notre périple est jalonné de glouglous, de claquements de vieilles conduites, de sons indéfinissables dont on perçoit l'écho. Les bruits de fond prennent de l'ampleur au fil de notre avancée: grincements alarmants, fulgurances électro-magnétiques presque anachroniques. Prennant de l'ampleur, gonflant peu à peu, on attend l'explosion, mais nous aboutissons encore une fois sur une autre partie de notre périple claustrophobe, sans que celle-ci aie livré tous ses secrets...


Horsefish

Une cascade étincelante de harpes dégringole sur nos épaules, comme si nous passions l'entrée d'un passage secret sur une île mystérieuse. Le débit s'accélère, puis meurt presque, pour repartir de plus belle, se précipite, hésite... on perçoit des fragments de ce qui semble être une voix humaine, asexuée et soupirante, ainsi que d'imperceptibles chants d'oiseaux... dont certains sont probablement des modèles synthétiques. Quelques distraites notes de guitare nous rejoignent. Et plus nous avançons, plus le paysage s 'enrichit de nouveaux éléments. C'est ainsi que notre progression en ces mondes étranges est récompensée; on dirait qu'une armée de jouets défile sous nos pieds, comme dans l'Histoire sans Fin II.
Ce nouveau boyau que nous parcourons est un peu plus lumineux que les autres. Mais les ondes qu'il émane, ainsi que les soupirs qui parviennent parfois à nos oreilles, l'empêche définitivement d'être rassurant...



Foley Room


On pousse une porte métallique, faisant quelques pas dans l'obscurité avant de trébucher sur les premiers gadgets qui s'entassent partout dans la pièce. Chaque son apparaît comme démultiplié, rebondissant sur des parois invisibles... la troupe de jouets dont on percevait l'écho sous la cascade nous encercle rapidement; on est assailli de toutes parts par les sons menaçants de ces machines de guerre lilliputiennes. C'est l'hallali, on est vite débordé. On s'affale alors sur une lourde porte en espérant s'échapper, mais on subit une deuxième vague avant de distinguer la lueur d'une sortie. Encore poursuivis par quelques machines volantes, agitant les bras frénétiquement, tel King Kong au sommet de l'Empire State Building, on s'échappe enfin de cette cacophonie.


Big Furry Head


C'est bien à l'air libre que l'on débouche! Heureux, on avale goulûment sa première bouffée d'air frais. Mais on sent tout de suite le goût cendre et l'odeur de soufre. Le panorama est désolé, stérile. On perçoit les ondes qui balayent le décor, faisant office de bourrasques. Nous nous mettons difficilement en branle au cœur du désert. Le rythme est pesant, la traversée émaillée de bruits étranges provenant de directions indéfinissables. Rugissements, grincements, claquements, et encore une fois cette harpe au dessus de nous, laissant choir ses notes qui se tordent en touchant le sol, déclenchant des réactions électro-mécaniques du sol lui-même. On s'enfonce dans le brouillard, finissant par nous complaire dans la mélancolie de ces marécages.


Ever Falling


Cette contrée-ci, si elle dégage la même foideur, nous touche par une certaine majesté. De nobles chants se font entendre au loin, accompagnant le battage perpétuel des pièces métalliques et des cliquètements qui agitent la flore environnante. Une douce mélodie finit par dominer crissements et gargouillis, suscitant l'espoir d'une intelligence humaine à proximité, d'une certaine douceur au milieu de ces terres sauvages et biomécaniques.


Always


Des traces de civilisation, de présences, d'architecture apparaissent à nouveau. Une guillerette harmonie annonce notre entrée, très vite rythmée par l'agitation de la ville, d'une foule hétéroclite faite d'hères fantomatiques dont on perçoit le murmure environnant. Des guitares se font entendre le long des trottoirs, d'aucuns frappant sur ce qu'ils trouvent dans la rue pour faire office de percussions. Un violoncelle nous surprend par sa grandeur d'âme, accompagnant un chœur angélique; ils se mêleront rapidement au brouhaha ambiant, formant un orchestre dépenaillé mais efficace.


Straight Psyche


On se détend un peu: on est toujours vivant et on est pas devenu cinglé. Bercés par des accords paisibles, on observe les curieux matériaux aux couleurs changeantes qui forment les bâtiments et la flore rouillée qui parvient çà et là à percer qui se font moins menaçants, moins envahissants. Une pluie très fine, cristalline, sentant l'éther, commence à tomber sur nos épaules, clairsemant les rues pour un instant. On descend les marches de ce qui ressemble à une galerie peu fréquentée, passant devant des échoppes proposant divers assortiments de babioles craquant, grésillant et ronflant à notre approche.
Fascination pour l'atmosphère presque mystique du lieu, et pour le calme qui règne dans ce souk aux passants et commerçants très flegmatiques.
Nous rejoignons doucement la surface, gravissant une pente douce où l'on peut à nouveau percevoir quelques-unes des minuscules et bruyantes entités qui semblent être les premiers occupants de ce monde. Les quelques formes humaines, silencieuses et ternes, ressemblent davantage à des âmes en peine hypnotisées et fascinées par la fanfare perpétuelle de ces êtres avec qui ils cohabitent.


At the End of the Day


Le faible soleil qui distillait la seule lumière naturelle environnante se couche doucement. J'ai déjà quitté la ville pour assister au spectacle, car la grandiose symphonie de pianos et de cordes invisibles qui ici remplace le vent s'est levée pour l'occasion. S'imbriquant avec les glissements métalliques balayant le pays, elle nous offre un dernier hymne plein de beauté et de fatalité, toujours saturé de digitale: à l'image de notre périple. Une envolée étourdissante convie chaque voix en un émouvant maelström, pour s'évanouir enfin en un adieu, nous laissant vidé et désenchanté, prêt sans doute à devenir citoyen du peuple gris vivant au cœur de ce formidable et éternel bastringue.




















Site web d'Amon Tobin